« Qui a tué mon père »
Edouard Louis
Un autre extrait.
Le grand frère de Edouard a reçu de l’argent de sa mère et Edouard l’a surpris. Or, le père a strictement interdit à la mère de donner de l’argent à ce bon à rien de fils qui va en profiter pour se saouler, se droguer, et se livrer à des actes de violence. La mère a fait promettre à Edouard de ne rien dire de ce qu’il a surpris, mais…
« Ma mère commet l’erreur fatale quinze jours plus tard. Elle ne sait pas encore qu’avant la fin de la journée elle le payera, qu’elle souffrira. Ce matin-là je suis seul avec elle. On ne se parle pas. Je me prépare pour l’école et quand j’ouvre la porte pour sortir elle me dit, sans vraie raison, entre deux bouffées de cigarette –c’était quelque chose qu’elle m’avait dit souvent mais elle ne l’avait pas fait aussi durement et aussi directement, pas encore –, elle me dit : Pourquoi t’es comme ça ? Pourquoi tu te comportes toujours comme une fille ? Dans le village tout le monde dit que t’es pédé, nous on se tape la honte à cause de ça, tout le monde se moque de toi. Je comprends pas pourquoi tu fais ça.
Je ne réponds pas. Je sors de la maison, je ferme la porte sans rien dire et je ne sais pas pourquoi je ne pleure pas, mais toute la journée ensuite a le goût des mots de ma mère, l’air a le goût de ses mots, la nourriture a le goût de la cendre. Pendant toute la journée je ne pleure pas.
Le soir même je suis rentré après l’école. Ma mère servait le repas et mon père allumait la télévision.
Et puis soudain en plein milieu du repas je crie. Je crie très vite et très fort en fermant les yeux, Maman elle donne de l’argent à Vincent, elle continue de lui donner de l’argent, je l’ai vu qu’elle lui en donnait l’autre jour et elle m’a dit de pas te le dire, elle m’a dit Surtout le raconte pas à ton père, elle m’a demandé de te mentir, et, mais mon père ne me laisse pas finir la phrase, il ne me laisse pas aller jusqu’au bout, il me coupe la parole. Il se tourne vers ma mère et il lui demande si c’est vrai, Tu te fous de ma gueule ou quoi c’est quoi ce délire, et il monte la voix. Il se lève et il serre les poings, il regarde autour de lui, il ne sait pas quoi faire, pas encore, et j’étais sûr que ce serait sa réaction.
Je regarde vers ma mère, je suis trop curieux, je veux qu’elle souffre de m’avoir humilié le matin,
je veux qu’elle souffre,
et je sais que provoquer une bagarre entre mon frère et mon père est le meilleur moyen de la faire souffrir. Quand mon regard croise le sien elle me dit : Toi t’es vraiment une putain de petite pourriture. Elle n’essaye pas de mentir, on dirait qu’elle va vomir de dégoût. Je baisse la tête, je commence à avoir honte de ce que je viens de faire mais pour l’instant le plaisir de la vengeance prend encore le dessus (c’est plus tard qu’il ne me restera plus que la honte).
Mon père explose, il ne peut plus s’arrêter, il devient fou comme ça quand on lui ment. Il jette son verre de vin rouge qui se brise sur le sol, il hurle C’est moi qui commande dans cette maison, c’est quoi cette histoire de me cacher des trucs bordel, et il crie tellement fort que ma mère a peur, même elle a peur alors que le reste du temps, les autres jours de sa vie, elle répète qu’elle n’aura jamais peur d’un homme, surtout pas d’un homme, qu’elle n’est pas comme les autres femmes, elle me prend dans ses bras et elle cache mes sœurs derrière elle, elle veut qu’il s’apaise, Ça va aller chéri, je le ferai plus, mais il ne se calme pas, je savais qu’il ne se calmerait pas. Il continue et ma mère s’énerve aussi, elle crie Mais t’es complètement malade ou quoi, je te préviens si tu blesses un seul de mes gosses avec un éclat de verre moi je t’égorge, je te défonce, mon père met des coups de poing dans le mur et il dit Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir une famille comme ça, entre l’autre là
–c’est de moi qu’il parle –
entre l’autre, là, en plus d’un alcoolique qui n’est pas foutu de faire autre chose que boire, boire,
boire,
regarde-le, il pointe du doigt mon frère, le raté. Et c’est là, quand le mot raté surgit, que mon grand frère se lève et qu’il saute sur mon père. Il le frappe pour le faire taire. Il claque le corps de mon père contre le mur, de toute sa masse, de tout son poids, et puis les cris de douleur, les insultes, les cris de douleur. Mon père ne fait rien, il ne veut pas frapper son fils, il laisse faire. Je sentais les larmes tièdes de ma mère qui tombaient sur mon crâne, je pensais : C’est bien fait pour elle, bien fait pour elle –elle continuait d’essayer de me cacher les yeux mais je contemplais la scène entre ses doigts, je regardais les taches de sang pourpre sur les pavés jaunes.
J’avais failli être celui qui allait te tuer. »