Le pouvoir à la Russe…
« Le Mage du Kremlin »
Giuliano da Empoli
(Grand prix du roman de l’Académie française 2022)
Le « Tsar » Vladimir Poutine a convoqué dans son bureau son fidèle conseiller, Vadim Baranov
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« Le Tsar lisait un document et resta silencieux quelques minutes. Puis, sans quitter des yeux la feuille qu’il avait devant lui : « Où en est mon indice de popularité, Vadia ?
— Autour de soixante pour cent, président
— Bon. Et tu sais qui est plus haut que moi ?
— Personne, président. Le concurrent le plus proche est autour de douze pour cent.
— Ce n’est pas vrai, Vadia. Lève ton regard, il y a un leader russe qui est plus populaire que moi. »
Je ne comprenais pas où il voulait en venir
« Staline. Le Petit Père est, aujourd’hui, plus populaire que moi. Si nous étions face à face aux élections il me mettrait en pièces ! »
Le visage du Tsar avait pris la consistance minérale que j’avais appris à reconnaître. Je m’abstins de formuler le moindre commentaire.
« Vous, les intellectuels, vous êtes convaincus que c’est parce que les gens ont oublié. D’après vous, ils ne se souviennent pas des purges, des massacres. C’est pourquoi vous continuez à publier article sur article, livre sur livre à propos de 1937, des goulags, des victimes du stalinisme. Vous pensez que Staline est populaire malgré les massacres. Eh bien, vous vous trompez, il est populaire à cause des massacres. Parce que lui au moins savait comment traiter les voleurs et les traîtres. »
Le Tsar fit une pause.
« Tu sais ce que fait Staline quand les trains soviétiques commencent à avoir une série d’accidents ?
— Non.
— Il prend Von Meck, le directeur des chemins de fer, et le fait fusiller pour sabotage. Cela ne résout pas le problème des chemins de fer, en fait cela peut même l’aggraver. Mais il donne un exutoire à la rage. La même chose se produit chaque fois que le système n’est pas à la hauteur. Quand la viande vient à manquer, Staline fait arrêter le commissaire du peuple pour l’Agriculture, Tchernov, l’envoie au tribunal et celui-ci, comme par magie, confesse que c’est lui qui a fait abattre des milliers de vaches et de cochons pour déstabiliser le régime et fomenter une révolte. Puis il y a pénurie d’œufs et de beurre. Alors il arrête Zelenski, le chef de la commission pour le Plan, et celui-ci, peu après, admet avoir répandu des clous et du verre pilé dans les réserves de beurre et avoir détruit cinquante camions d’œufs. Une onde d’indignation mêlée à un certain soulagement traverse le pays : tout s’explique ! Le sabotage est une explication beaucoup plus convaincante que l’inefficacité, Vadia. Quand il est découvert, le coupable peut être puni. Justice est faite, quelqu’un a payé et l’ordre est rétabli. C’est ça le point fondamental.
Le Tsar fit une autre pause, que dans des circonstances différentes je n’aurais pas hésité à définir comme théâtrale. Puis il reprit d’un ton neutre : « J’ai donné l’ordre d’arrêter ton ami Khodorkovski demain à l’aube. Nous enverrons aussi des caméras, tout le monde doit voir que personne n’est au-dessus de la sacro-sainte colère du peuple russe. »
J’étais abasourdi. Au cours des dernières années, Mikhaïl était devenu l’entrepreneur le plus riche du pays, pas nécessairement plus honnête que les autres, mais avec une tête de brave garçon qui se présentait comme un nerd de la Silicon Valley, les tee-shirts, les lunettes, les fondations de bienfaisance et les grands discours toujours bourrés de nobles idéaux. Vos journaux et vos télévisions l’adoraient, ils en avaient fait une espèce d’icône du nouveau capitalisme russe. L’idée de le flanquer en prison comme un criminel quelconque était pratiquement inconcevable. Mais il est vrai que le Tsar ne serait pas arrivé là où il était arrivé en restant dans le domaine du concevable.
Je n’ai pas douté un instant de la nature irrévocable de cette mesure. L’homme qui me fixait de l’autre côté de son bureau ne m’avait pas demandé mon avis, il s’était limité à me communiquer une décision. À moi d’en gérer les conséquences. Les médias, même russes, crieraient au scandale. Nous aurions pu minimiser, la présenter comme une sorte d’arrêté administratif, mais cela n’aurait pas changé grand-chose. À ce point, autant y mettre le paquet. Si Mikhaïl devait devenir l’exutoire de la colère du peuple russe, il fallait que son humiliation fût complète. Assez des photos du golden boy de la finance, bienfaiteur souriant des orphelins et des veuves, j’allais faire en sorte, à partir de maintenant, que les seules images en circulation soient celles de Khodorkovski vêtu en prisonnier derrière les barreaux. Le message devait être clair : de la une de Forbes à la prison, il n’y a qu’un pas si le Tsar décide de te le faire franchir. La dégradation publique de Mikhaïl deviendrait un avertissement pour les autres oligarques et un spectacle servi en pâture à la rage du bon peuple russe. »